L’art de danser avec les résistances

Voici une histoire qui s’est déroulée dans le cadre d’un séjour en Haiti avec Psychoéducation Sans Frontières. La mission de cette organisation est principalement d’apporter un soutien à des institutions éducatives dans différentes communautés à travers le monde.

La directrice d’un orphelinat me contacte pour discuter d’un enfant qui est sous son aile, mais qui ne va pas très bien. Depuis quelques semaines, ce petit (appelons le Jamesi) a décidé qu’il était dorénavant préférable de ne plus s’adresser à ceux et celles qui représentent une menace pour lui : LES ADULTES. Et oui, ces adultes qui ont égratigné son petit cœur fragile à trop de reprises. La confiance n’était plus une option. La directrice était inquiète puisqu’elle appréhendait les conséquences potentielles de ce mutisme sélectif. En effet, comment ce petit se débrouillerait s’il avait des ennuis, s’il avait besoin d’aide, s’il avait envie de se confier? Comment pourrait-il survivre et s’épanouir sans contact avec les adultes qui ont le mandat de prendre soin de lui? À bout d’idée, cette dame me demande conseil pour reconstruire le pont.

C’est alors que je lui demande la permission de passer un peu de temps avec l’enfant afin d’observer et d’évaluer la situation.

Lorsque je me présente dans la pièce où Jamesi se trouve, je remarque qu’il est absorbé par un jeu de blocs en bois. Voyant qu’un jeu similaire est disponible, je m’en empare et m’installe à la même table que lui, en face, en diagonale. Je fais attention pour ne pas porter attention au garçon afin de le laisser dans son espace et de respecter son intimité. Ayant comme but de me synchroniser avec lui, je tente d’être tout aussi dans ma bulle que lui. Pendant dix minutes, je n’aurais pu être plus concentré et déterminé à construire mon petit château. Après ce délai, j’ose faire une première tentative d’interaction, via un de mes blocs que je dépose à l’extrémité de son territoire. Quelques minutes plus tard, il réagit en repoussant le bloc de mon côté. Je prends note de la résistance. J’attends quelques minutes avant de retenter ma chance en déposant un second bloc, mais cette fois-ci, en territoire neutre (entre lui et moi). Il ne réagit pas alors j’attends encore un peu avant d’en mettre un deuxième pour débuter une construction qui pourrait devenir commune. Cinq minutes plus tard, le jeune homme me surprend par son audace. Il prend un de mes blocs du milieu pour le rapatrier de son côté, en affichant un très subtil sourire en coin, le temps d’une demi seconde. Dès lors, je comprends qu’une petite porte vient de s’ouvrir. Je sais aussi que la façon avec laquelle j’allais réagir allait être déterminante pour la suite de notre petit jeu. Je décide de me synchroniser par rapport au temps de réaction de Jamesi. J’attends donc, moi aussi, cinq minutes avant de prendre un autre de mes blocs pour remplacer celui qui avait disparu au milieu.

Peu de temps après, le jeune homme décide d’initier la co-construction en ajoutant un de ses blocs. Lentement, progressivement, le rythme de la collaboration se poursuit, sans parole et sans regard complice. Seulement le jeu non menaçant qui nous réunit, dans un espace où la frontière qui nous sépare s’affaiblit tranquillement. Au moment où je sens que la porte est ouverte de quelques millimètres de plus, j’ose faire un autre pas vers le jeune homme. Je choisis mon ton de voix le plus bienveillant, sécurisant, voire même timide, pour déposer une petite question entre lui et moi, sans pression et sans attente : « Kijan w rele? », qui veut dire « Comment t’appelles-tu? » en créole haïtien. Les minutes silencieuses qui suivent me remplissent de doute. Suis-je allé trop rapidement? La porte s’est-elle déjà refermée? Quelques minutes plus tard, le jeune homme décide enfin de laisser tomber sa garde en laissant sortir de sa bouche le mot que j’espérais secrètement : « Jamesi ». Au cours des secondes suivantes, je sens sa vigilance, son ambivalence. J’attends quelque minutes avant de poursuivre la discussion, mais le garçon me surprend une fois de plus en me devançant avec un tout petit : « E ou mem? » qui veut dire « et toi? ». Je fais attention pour prendre le même temps de réaction que Jamesi avant de me nommer à mon tour. Bien sûr, j’aurais pu continuer cet échange un certain temps, mais je tenais à ne pas trop me rapprocher de lui et à passer le relais aux éducatrices qui en prennent soin au quotidien.

Suite à ce moment bien spécial, j’ai pris un peu de recul pour prendre conscience des éléments qui ont mené à cette base de lien de confiance aussi rapidement. Je me permets de vous partager les principaux.

En premier lieu, lorsque je me suis présenté près de Jamesi, j’avais l’intention très sincère de respecter son silence qui, considérant son histoire personnelle, était tout à fait légitime. Il est possible qu’il ait senti cette intention et qu’il ait compris qu’en ma présence, il avait le droit inconditionnel d’être et d’agir à sa façon.

En second lieu, j’ai accordé une grande importance à son espace personnel et ce, tout au long du processus. Il était en contrôle total sur son petit territoire et lorsque je cognais à sa porte, il avait le droit de ne pas ouvrir. Et même s’il osait ouvrir cette porte, j’attendais sa permission avant d’entrer.

En troisième lieu, j’ai décidé de porter une attention particulière au temps qu’il prenait pour réagir à mes propositions. J’avais l’intention profonde de m’accorder à son rythme, un peu comme si je voulais danser avec lui.

Enfin, passer par un jeu qu’il avait lui-même choisit était une façon d’interagir… indirectement et sans pression. Je me suis permis d’entrer dans son univers, tout en demeurant de mon côté de frontière. Tout au long du processus, c’est Jamesi qui avait le pouvoir de me laisser traverser sur le pont qui menait à lui… selon ses conditions… et à son rythme!

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